Un texte publié dans l'ouvrage de Tibor Meray, Budapest
(23 octobre 1956), pp. 9-15. [Texte originalement publié dans
Franc-Tireur du 18 mars 1957.]
Paris : Robert Laffont, Éditeur, 1966, 349 pp. Collection :
Ce jour-là.
[Discours prononcé le 15 mars
1957, Salle Wagram à Paris, au meeting organisé par le Comité de
Solidarité antifasciste, à l'occasion de la fête nationale
hongroise]
Le ministre d'État hongrois Marosan, dont le nom sonne
comme un programme, a déclaré, il y a quelques jours, qu'il n'y
aurait plus de contre-révolution en Hongrie. Pour une fois, un
ministre de Kadar a dit vrai. Comment pourrait-il y avoir une
contre-révolution puisqu'elle a déjà pris le pouvoir ? Il ne
peut plus y avoir en Hongrie qu'une révolution.
Je ne suis pas de ceux qui souhaitent que le peuple
hongrois prenne à nouveau les armes dans une insurrection vouée à
l'écrasement, sous les yeux d'une société internationale qui ne
lui ménagera ni applaudissements, ni larmes vertueuses, mais qui
retournera ensuite à ses pantoufles comme font les sportifs de
gradins, le dimanche soir, après un match de coupe. Il y a déjà
trop de morts dans le stade et nous ne pouvons être généreux que
de notre propre sang. Le sang hongrois s'est révélé trop précieux
à l'Europe et à la liberté pour que nous n'en soyons pas avares
jusqu'à la moindre goutte.
Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il peut y
avoir un accommodement, même résigné, même provisoire, avec un
régime de terreur qui a autant le droit à s'appeler socialiste que
les bourreaux de l'Inquisition en avaient à s'appeler chrétiens.
Et, dans ce jour anniversaire de la liberté, je souhaite de toutes
mes forces que la résistance muette du peuple hongrois se
maintienne, se renforce, et, répercutée par toutes les voix que
nous pourrons lui donner, obtienne de l'opinion internationale
unanime le boycott de ses oppresseurs. Et si cette opinion est trop
veule ou égoïste pour rendre justice à un peuple martyr, si nos
voix aussi sont trop faibles, je souhaite que la résistance
hongroise se maintienne encore jusqu'à ce que l'État
contre-révolutionnaire s'écroule partout à l'est sous le poids de
ses mensonges et de ses contradictions.
LES RITES SANGLANTS
ET
MONOTONES
Car il s'agit bien d'un État contre-révolutionnaire.
Comment appeler autrement ce régime qui oblige le père à dénoncer
le fils, le fils à réclamer le châtiment suprême pour le père,
la, femme à témoigner contre le mari, et qui a élevé la délation
à la hauteur d'une vertu ? Les tanks étrangers, la police, les
filles de vingt ans pendues, les conseils ouvriers décapités et
bâillonnés, la potence [12] encore, les écrivains déportés et
emprisonnés, la presse du mensonge, les camps, la censure, les juges
arrêtés, le criminel qui légifère et la potence encore et
toujours, est-ce cela le socialisme, les grandes fêtes de la liberté
et de la justice ? Non, nous avons connu, nous connaissons cela,
ce sont les rites sanglants et monotones de la religion totalitaire !
Le socialisme hongrois est aujourd'hui en prison ou en exil. Dans les
palais de l'État, armés jusqu'aux dents, errent les tyrans
médiocres de l'absolutisme, affolés par le mot même de liberté,
déchaînés par celui de vérité ! La preuve en est
qu'aujourd'hui, 15 mars, jour de vérité et de liberté invincible
polir tous les Hongrois, n'a été pour Kadar qu'un long jour de
peur.
Durant de longues années, pourtant, ces tyrans, aidés
en Occident par des complices que rien ni personne ne forçait à
tant de zèle, ont répandu des torrents de fumée sur leurs vraies
actions. Lorsque quelque chose en transparaissait, eux ou leurs
interprètes occidentaux nous expliquaient que tout s'arrangerait
dans une dizaine de .générations, qu'en attendant tout le monde
marchait gaiement vers l'avenir, que les peuples déportés avaient
eu le tort d'embouteiller un peu la circulation sur la route superbe
du progrès, que les exécutés étaient tout à fait d'accord sur
leur propre suppression, que les Intellectuels se déclaraient ravis
de leur joli bâillon parce qu'il était dialectique et que le peuple
enfin était enchanté de son propre travail puisque s'il faisait,
pour des salaires misérables, des heures supplémentaires, c'était
dans le bon sens de l'Histoire.
Hélas ! le peuple lui-même a pris la parole. Il
s'est mis à parler à Berlin, en Tchécoslovaquie, à Poznan et pour
finir à Budapest. Là, en même temps que lui, les intellectuels ont
arraché leur bâillon. Et les deux, d'une seule voix, ont dit qu'on
ne marchait pas en avant, mais qu'on reculait, qu'on avait tué pour
rien, déporté pour rien, asservi pour rien, et que, désormais,
pour être sûr d'avancer sur la bonne route, il fallait donner à
tous vérité et liberté.
Ainsi, au premier cri de l'insurrection dans Budapest
libre, de savantes et courtes philosophies, des kilomètres de faux
raisonnements et de belles doctrines en trompe-l'œil, ont été
dispersés en poussière. Et la vérité nue, si longtemps outragée,
a éclaté aux yeux du monde.
Des maîtres méprisants, ignorant même qu'ils
insultaient alors la classe ouvrière, nous avaient assuré que le
peuple se passait aisément de liberté, si seulement on lui donnait
du pain. Et le peuple lui-même leur répondait soudain qu'il n'avait
même pas de pain, mais qu'à supposer qu'il en eût, il voudrait
encore autre chose. Car ce n'est pas un savant professeur mais un
forgeron de Budapest qui écrivait ceci : « Je veux qu'on
me considère comme un adulte qui veut et sait penser. Je veux
pouvoir dire ma pensée sans avoir rien à craindre et je veux qu'on
m'écoute aussi. »
Quant aux intellectuels à qui on avait prêché et
hurlé qu'il n'y [13] avait pas d'autre vérité que celle qui
servait les objectifs de la cause, voici le serment qu'ils prêtaient
sur la tombe de leurs camarades assassinés par ladite cause :
« Jamais plus, même sous la menace et la torture, ni par amour
mal compris de la cause, autre chose que la vérité ne sortira de
nos bouches. » (Tibor Meray sur la tombe de Rajk.)
L'ÉCHAFAUD
NE SE LIBÉRALISE
PAS
Après cela, la cause est entendue. Ce peuple massacré
est nôtre. Ce que fut l'Espagne pour nous il y a vingt ans, la
Hongrie le sera aujourd'hui. Les nuances subtiles, les artifices de
langage et les considérations savantes dont on essaie encore de
maquiller la vérité ne nous intéressent pas. La concurrence dont
on nous entretient entre Rakosi et Kadar est sans importance. Les
deux sont de la même race. Ils diffèrent seulement par leur tableau
de chasse et, si celui de Rakosi est le plus sanglant, ce n'est pas
pour longtemps.
Dans tous les cas, que ce soit le tueur chauve ou le
persécuté persécuteur qui dirige, la Hongrie ne fait pas de
différence quant à la liberté de ce pays. Je regrette à cet égard
de devoir encore jouer les Cassandres, et de décevoir les nouveaux
espoirs de certains confrères infatigables, mais il n'y a pas
d'évolution possible dans une société totalitaire. La terreur
n'évolue pas, sinon vers le pire, l'échafaud ne se libéralise pas,
la potence n'est pas tolérante. Nulle part au monde on n'a pu voir
un parti ou un homme disposant du pouvoir absolu ne pas en user
absolument.
Ce qui définit la société totalitaire, de droite ou
de gauche, c'est d'abord le parti unique et le parti unique n'a
aucune raison de se détruire lui-même. C'est pourquoi la seule
société capable d'évolution et de libéralisation, la seule qui
doive garder notre sympathie à la fois critique et agissante, est
celle où la pluralité des partis est d'institution. Elle seule
permet de dénoncer l'injustice et le crime, donc de les corriger.
Elle seule aujourd'hui permet de dénoncer la torture, Vignoble
torture, aussi méprisable à Alger qu'à Budapest.
CE QUE BUDAPEST DÉFENDAIT
L'idée, encore soutenue chez nous, qu'un parti, parce
qu'il se dit prolétarien, puisse disposer de privilèges spéciaux
au regard de l'histoire est une idée d'intellectuels fatigués de
leurs avantages et de leur liberté. L'histoire ne confère pas de
privilèges, elle se les laisse prendre.
Et ce n'est pas le métier des intellectuels, ni des
travailleurs, [14] d'exalter si peu que ce soit le droit du plus fort
et le fait accompli. La vérité est que personne, ni homme ni parti,
n'a droit au pouvoir absolu ni à des privilèges définitifs dans
une histoire elle-même changeante. Et aucun privilège, aucune
raison suprême ne peuvent justifier la torture ou la terreur.
Sur ce point,, Budapest encore nous a montré la voie.
Cette Hongrie vaincue et enchaînée que nos faux réalistes
comparent avec apitoiement à la Pologne, encore sur le point
d'équilibre, a plus fait pour la liberté et la justice qu'aucun
peuple depuis vingt ans. Mais, pour que cette leçon atteigne et
persuade en Occident ceux qui se bouchaient les oreilles et les yeux,
il a fallu, et nous ne pourrons nous en consoler, que le peuple
hongrois versât à flots un sang qui sèche déjà dans les
mémoires.
Du moins, tâcherons-nous d'être fidèles à la Hongrie
comme nous l'avons été à l'Espagne. Dans la solitude où se trouve
aujourd'hui l'Europe, nous n'avons qu'un moyen de l'être, et qui est
de ne jamais trahir, chez nous et ailleurs, ce pour quoi les
combattants hongrois sont morts, de ne jamais justifier, chez nous et
ailleurs, fût-ce indirectement, ce qui les a tués.
L'exigence inlassable, de liberté et de vérité, la
communauté du travailleur et de l'intellectuel (et qu'on continue
d'opposer encore stupidement parmi nous, au grand bénéfice de la
tyrannie) la démocratie politique enfin, comme condition, non
suffisante certes, mais nécessaire et indispensable de la démocratie
économique, voilà ce que Budapest défendait. Et, ce faisant, la
grande ville insurgée rappelait à l'Europe d'Occident sa vérité
et sa grandeur oubliées. Elle faisait justice de cet étrange
sentiment d'infériorité qui débilite la plupart de nos
intellectuels et que je me refuse pour ma part à éprouver.
RÉPONSE À CHEPILOV
Les tares de l'Occident sont innombrables, ses crimes et
ses fautes réels. Mais, finalement, n'oublions pas que nous sommes
les seuls à détenir ce pouvoir de perfectionnement et
d'émancipation qui réside dans le libre génie. N'oublions pas que
lorsque la société totalitaire, par ses principes mêmes, oblige
l'ami à livrer l'ami, la société d'Occident, malgré tous ses
égarements, produit toujours cette race d'hommes qui maintiennent
l'honneur de vivre, je veux dire la race de ceux qui tendent la main
à l'ennemi lui-même pour le sauver du malheur ou de la mort.
Lorsque le ministre Chépilov, revenant de Paris, ose
écrire que « l'art occidental est destiné à écarteler l'âme
humaine et à former des massacreurs de toute espèce », il est
temps de lui répondre que nos écrivains et nos artistes, eux du
moins, n'ont jamais massacré [15] personne et qu'ils ont cependant
assez de générosité pour ne pas accuser la théorie du réalisme
socialiste des massacres couverts ou ordonnés par Chépilov et ceux
qui lui ressemblent.
La vérité est qu'il y a place pour tout parmi nous,
même pour le mal, et même pour les écrivains de Chépilov, mais
aussi pour l'honneur, pour la vie libre du désir,, pour l'aventure
de l'intelligence. Tandis qu'il n'y a place pour rien dans la culture
stalinienne, sinon pour les sermons de patronage, la vie grise et le
catéchisme de la propagande. À ceux qui pouvaient encore en douter,
les écrivains hongrois viennent de le crier, avant de manifester
leur choix définitif puisqu'ils préfèrent se taire aujourd'hui
plutôt que de mentir sur ordre.
Nous aurons bien du mal à être dignes de tant de
sacrifices. Mais nous devons l'essayer dans une Europe enfin unie, en
oubliant nos querelles, en faisant justice de nos propres fautes, en
multipliant nos créations et notre solidarité. A ceux enfin qui ont
voulu nous abaisser et nous faire croire que l'histoire pouvait
justifier la terreur, nous répondrons par notre vraie foi, celle que
nous partageons, nous le savons maintenant, avec les écrivains
hongrois, polonais et même, oui, avec les écrivains russes,
bâillonnés eux aussi.
Notre foi est qu'il y a en marche dans le monde,
parallèlement à la force de contrainte et de mort qui obscurcit
l'histoire, une force de persuasion et de vie, un immense mouvement
d'émancipation qui s'appelle la culture et qui se fait en même
temps par la création libre et le travail libre.
Notre tâche quotidienne, notre longue vocation est
d'ajouter par nos travaux à cette culture, et non d'y retrancher
quoi que ce soit, même provisoirement. Mais notre devoir le plus
fier est de défendre personnellement, et jusqu'au bout, contre la
force de contrainte et de mort, d'où qu'elle vienne, la liberté de
cette culture, c'est-à-dire la liberté du travail et de la
création.
Ces ouvriers et ces intellectuels hongrois, auprès
desquels nous nous tenons aujourd'hui avec tant de chagrin
impuissant, ont compris cela et nous l'ont fait mieux comprendre.
C'est pourquoi si leur malheur est le nôtre, leur espoir nous
appartient aussi. Malgré leur misère, leur exil, leurs chaînes,
ils nous ont laissé un royal héritage que nous avons à mériter :
la liberté, qu'ils n'ont pas choisie, mais qu'en un seul jour ils
nous ont rendue
Texte publié dans Franc-Tireur du 18 mars 1957.