Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, 1900
Introduction et aperçu général
Au mois de décembre 1894, je fus invité par M. Auguste Lemaître, professeur au Collège de Genève, à assister chez lui à quelques séances d’un médium non professionnel et non payé, dont on m’avait déjà vanté de divers côtés les dons extraordinaires et les facultés apparemment supranormales. Je n’eus garde, comme bien l’on pense, de laisser échapper une telle aubaine, et me trouvai au jour dit chez mon aimable collègue.
Le médium en question, que j’appellerai Mlle Hélène Smith, était une grande et belle personne d’une trentaine d’années, au teint naturel, à la chevelure et aux yeux presque noirs, dont le visage intelligent et ouvert, le regard profond mais nullement extatique, éveillaient immédiatement la sympathie. Rien de l’aspect émacié ou tragique qu’on prête volontiers aux sibylles antiques, mais un air de santé, de robustesse physique et mentale, faisant plaisir à voir et qui n’est point d’ailleurs un fait très rare chez les bons médiums.
Dès que nous fûmes au complet, nous nous assîmes en cercle, les mains sur la traditionnelle table ronde des groupes spirites, et bientôt Mlle Smith, qui possédait la triple médiumité voyante, auditive et typtologique [1], se mit à décrire de la façon la plus naturelle les apparitions variées qui surgissaient à ses yeux dans la douce pénombre de la chambre. Par moment, elle s’interrompait pour écouter ; quelque nom résonnant à son oreille et qu’elle nous répétait avec étonnement, ou de laconiques indications épelées en coups frappés par la table, venaient compléter ses visions en précisant leur signification. Pour ne parler que de ce qui me concerne (car nous fûmes trois à partager les honneurs de cette soirée), je ne fus pas peu surpris de reconnaître, dans les scènes que Mlle Smith vit se dérouler dans l’espace vide au-dessus de ma tête, des événements de ma propre famille antérieurs à ma naissance. D’où pouvait donc venir à ce médium, que je rencontrais pour la première fois, la connaissance de ces incidents anciens, d’ordre privé et à coup sûr bien ignorés de la génération présente ? Les prouesses retentissantes de Mme Piper, l’illustre médium bostonien dont la géniale intuition lit dans les souvenirs latents de ses visiteurs comme en un livre ouvert, me revinrent à la mémoire, et je sortis de cette séance avec un renouveau d’espoir - l’espoir si souvent déçu, vestige des curiosités enfantines et de l’attrait du merveilleux, qui rêve de se trouver enfin une bonne fois face à face avec du « supranormal », mais du vrai et de l’authentique : télépathie, clairvoyance, manifestation spirite, ou autre chose, n’importe quoi, pourvu que cela sorte décidément de l’ordinaire et fasse sauter tous les cadres de la science établie.
Sur le passé de Mlle Smith, je n’obtins à cette époque que des renseignements sommaires, mais tout à fait favorables et que la suite n’a fait que confirmer.
D’une situation modeste, et d’une irréprochable moralité, elle gagnait honorablement sa vie comme employée dans une maison de commerce où son travail, sa persévérance et ses capacités l’avaient fait arriver à l’un des postes les plus importants. Il y avait trois ans qu’initiée au spiritisme et introduite par une amie dans un cercle intime où l’on interrogeait la table, on s’était presque aussitôt aperçu de ses remarquables facultés « psychiques ». Depuis lors elle avait fréquenté divers groupes spirites. Sa médiumité avait dès le début présenté le type complexe que j’ai décrit tout à l’heure, et ne s’en était jamais écartée des visions en état de veille, accompagnées de dictées typtologiques et d’hallucinations auditives. Au point de vue de leur contenu, ces messages avaient pour la plupart porté sur des événements passés, ordinairement ignorés des personnes présentes, mais dont la réalité s’était toujours vérifiée en recourant soit aux dictionnaires historiques, soit aux traditions des familles intéressées. À ces phénomènes de rétrocognition ou d’hypermnésie, s’étaient jointes occasionnellement, suivant les séances et les milieux, des exhortations morales dictées par la table, en vers plus souvent qu’en prose, à l’adresse des assistants ; des consultations médicales avec prescriptions de remèdes généralement heureux ; des communications de parents ou d’amis récemment décédés ; enfin des révélations aussi piquantes qu’invérifiables sur les antériorités (c’est-à-dire les existences antérieures) des assistants, lesquels, presque tous spirites convaincus, n’avaient été qu’à demi étonnés d’apprendre qu’ils étaient la réincarnation qui de Coligny, qui de Vergniaud, qui de la princesse de Lamballe ou d’autres personnages de marque.
Il convient enfin d’ajouter que tous ces messages paraissaient plus ou moins liés à la présence mystérieuse d’un « esprit » répondant au nom de Léopold, qui se donnait pour le guide et le protecteur du médium.
Je ne tardai pas à faire plus ample connaissance avec Hélène Smith. Elle voulut bien venir donner des séances chez moi, alternant d’une façon plus ou moins régulière avec celles qu’elle avait chez M. Lemaître et dans quelques autres familles, en particulier chez M. le professeur Cuendet, vice-président de la Société [spirite] d’études psychiques de Genève. Ces divers milieux ne constituent point des groupes absolument séparés et exclusifs les uns des autres, car leurs membres se sont souvent mutuellement conviés à leurs réunions respectives. C’est ainsi que j’ai pu assister à la plupart des séances d’Hélène au cours de ces cinq années. Les observations personnelles que j’y ai recueillies, complétées par les notes que MM. Lemaître et Cuendet ont eu l’obligeance de me fournir sur les réunions auxquelles je n’étais pas présent, constituent la base principale de l’étude qui va suivre. Il y faut joindre quelques lettres de Mlle Smith, et surtout les nombreuses et très intéressantes conversations que j’ai eues avec elle, soit avant ou après les séances, soit dans les visites que je lui ai faites à son domicile, où j’avais l’avantage de pouvoir également causer avec sa mère. Enfin, divers documents et renseignements accessoires, qui seront cités en leurs temps et lieu, m’ont permis d’élucider en partie certains points obscurs. Mais tant s’en faut qu’avec toutes ces voies d’informations je sois arrivé à débrouiller d’une manière satisfaisante les phénomènes complexes qui constituent la médiumité d’Hélène. Leur enchevêtrement est tel, leurs racines sont si profondément cachées dans le passé de sa vie, leur interprétation est si délicate, que j’ai le sentiment d’y avoir souvent perdu mon latin - je veux dire ma psychologie, car, en fait de langues, ce n’est pas de latin qu’il est question en cette affaire, comme on le verra.
À partir de l’époque où je fis la connaissance de Mlle Smith, c’est-à-dire dès l’hiver 1894-1895, beaucoup de ses communications spirites continuèrent à présenter les caractères de forme et de contenu que j’ai indiqués tout à l’heure, mais il se produisit cependant dans sa médiumité une double modification importante.
1. D’abord au point de vu de sa forme psychologique.
Tandis que, jusque-là, Hélène n’avait que des automatismes partiels - hallucinations visuelles, auditives, typtomotrices -compatibles avec une certaine conservation de l’état de veille et n’entraînant pas d’altérations notables de la mémoire, il lui arriva dès lors, et de plus en plus fréquemment, de perdre entièrement sa conscience normale et de ne retrouver, en revenant à elle, aucun souvenir de ce qui venait de se passer pendant la séance. En termes physiologiques, l’hémisomnambulisme sans amnésie auquel elle en était restée jusque-là, et que les assistants prenaient pour l’état de veille ordinaire, se transforma en somnambulisme total, avec amnésie consécutive. En langage spirite, M" Smith devint complètement intrancée, et, de simple médium voyant ou auditif qu’elle était, elle passa au rang supérieur de médium à incarnations.
Je crains que ce changement ne doive m’être en grande partie imputé, puisqu’il a suivi de près mon introduction aux séances d’Hélène. Ou du moins, si le somnambulisme devait fatalement se développer un jour en vertu d’une prédisposition organique et de la tendance facilement envahissante des états hypnoïdes, il est cependant probable que j’ai contribué à le provoquer, et en ai hâté l’apparition, par ma présence et les petites expériences que je me permis sur Hélène.
On sait, en effet, que les médiums sont volontiers entourés d’une auréole de vénération qui les rend intangibles. Il ne viendrait à l’idée de personne, dans les cercles bien pensants où ils exercent leur sacerdoce, de toucher à leur peau, surtout avec une épingle, ni même de leur palper ou pincer les mains pour tâcher de voir ce qu’il en est de leurs fonctions sensitives et motrices. Le silence et l’immobilité sont de rigueur pour ne pas troubler le déroulement spontané des phénomènes ; tout au plus se permet-on quelques questions ou remarques à l’occasion des messages obtenus ; à plus forte raison ne s’y livre-t-on à aucune manipulation sur le médium. Mlle Smith avait toujours été entourée de cette respectueuse considération. Pendant les trois premières séances auxquelles je pris part, je me conformai strictement à l’attitude passive et purement contemplative des autres assistants, et me tins assez joliment coi et tranquille. Mais, à la quatrième réunion, ma sagesse fut à bout. Je ne résistai pas à l’envie de me rendre compte de l’état physiologique de ma charmante visionnaire, et j’entrepris quelques expériences fort élémentaires sur ses mains qui reposaient gracieusement étalées vis-à-vis de moi sur la table. Le résultat de ces essais, repris et poursuivis à la séance suivante (3 février 1895), fut de montrer qu’il existe chez Mlle Smith, pendant qu’elle a ses visions, toute une collection de troubles très variés de la sensibilité et de la motilité, qui avaient jusque-là échappé aux assistants [2], et qui sont foncièrement identiques à ceux qu’on observe d’une façon plus permanente chez les hystériques ou qu’on peut momentanément produire par la suggestion chez les sujets hypnotisés.
Il n’y a rien là d’étonnant et l’on pouvait s’y attendre. Mais une conséquence que je n’avais point prévue fut que, quatre jours après cette seconde séance d’expérimentation bien anodine, Mlle Smith, pour la première fois [3] s’endormit complètement à une réunion chez M. Cuendet (7 février), à laquelle je n’étais point présent. Les assistants furent quelque peu effrayés lorsque, essayant de la réveiller, ils constatèrent la rigidité de ses bras contracturés ; mais Léopold, parlant par la table sur laquelle Hélène était appuyée, les rassura et leur apprit que ce sommeil n’était point préjudiciable au médium. Après diverses attitudes et une mimique souriante, Mlle Smith se réveilla d’excellente humeur, conservant comme dernier souvenir de son rêve celui d’un baiser de Léopold qui l’avait embrassée sur le front.
À partir de ce jour, les somnambulismes d’Hélène furent la règle, et les séances où elle ne s’endort pas complètement, au moins pendant quelques moments, ne forment que de rares exceptions au cours de ces quatre dernières années. Pour Mlle Smith, c’est une privation que ces sommeils dont il ne lui reste ordinairement aucun souvenir au réveil, et elle regrette les réunions du bon vieux temps, où les visions se déroulant devant son regard éveillé lui fournissaient un spectacle inattendu et toujours renouvelé qui faisait de ces séances une partie de plaisir. Pour les assistants, en revanche, les scènes de somnambulismes et d’incarnations, avec les phénomènes physiologiques divers, catalepsie, léthargie, contractures, etc., qui s’y entremêlent, ajoutent une grande variété et un puissant intérêt de plus aux très remarquables et instructives productions médiumiques d’Hélène Smith.
Le plus entraîne aussi le moins, quelquefois. Avec les accès de complet somnambulisme, et dans le même temps, sont apparues de nouvelles formes et d’innombrables nuances d’hémisomnambulisme. Le triple genre d’automatisme qui distinguait déjà Mlle Smith dans les premières années de ses pratiques spirites a été bien vite dépassé à partir de 1895, et il n’est pour ainsi dire aucun mode principal de médiumité psychique dont elle n’ait fourni de curieux échantillons. J’aurai l’occasion d’en citer plusieurs dans la suite de ce travail. Sans doute son répertoire ne contient pas toutes les variétés et qualités secondaires d’automatisme qui ont été observées ici ou là ; on ne peut demander l’impossible. Mais, à l’exception des phénomènes dits « physiques » qui paraissent nuls ou sont du moins très douteux chez Hélène, elle constitue le plus bel exemple que j’aie jamais rencontré, et réalise certainement à un très haut degré l’idéal, de ce qu’on pourrait appeler le médium polymorphe ou multiforme, par opposition aux médiums uniformes, dont les facultés ne s’exercent guère que sous une seule espèce d’automatisme.
2. Une modification analogue à celle que je viens d’indiquer dans la forme psychologique des messages, c’est-à-dire un développement en richesse et en profondeur, se produisit vers le même moment dans leur contenu.
À côté des petites communications complètes en une fois, indépendantes les unes des autres et comme égrenées, qui remplissaient chez Hélène une bonne partie de chaque séance et ne différenciaient en rien ses facultés de celles de la plupart des médiums, il s’était, dès le début, manifesté chez elle une tendance marquée à une systématisation supérieure et à un plus grand enchaînement des visions ; c’est ainsi qu’à diverses reprises déjà on avait vu certaines communications se poursuivre à travers plusieurs séances, et n’arriver à leur terminaison qu’au bout de bien des semaines. Mais, à l’époque où je fis la connaissance de Mlle Smith, cette tendance à l’unité s’affirma avec plus d’éclat. On vit éclore et se développer peu à peu plusieurs longs rêves somnambuliques, dont les péripéties se déroulèrent pendant des mois, puis des années, et durent encore ; sortes de romans de l’imagination subliminale, analogues à ces « histoires continues » [4] que tant de gens se racontent à eux-mêmes, et dont ils sont généralement les héros, dans leurs moments de farniente ou d’occupations routinières qui n’offrent qu’un faible obstacle aux rêveries intérieures. Constructions fantaisistes, mille fois reprises et poursuivies, rarement achevées, où la folle du logis se donne libre carrière et prend sa revanche du terne et plat crie-a-terre des réalités quotidiennes.
Mlle Smith n’a pas moins de trois romans somnambuliques distincts. Si l’on y ajoute l’existence de cette seconde personnalité, que j’ai déjà laissé entrevoir et qui se révèle sous le nom de Léopold dans la plupart de ses états hypnoïdes, on est en présence de quatre créations subconscientes de vaste étendue, qui ont évolué parallèlement depuis plusieurs années, se manifestant en alternances irrégulières au cours de séances différentes et souvent aussi dans la même séance. Elles ont sans doute des origines communes dans le tréfonds d’Hélène, et elles ne se seront pas développées sans s’influencer réciproquement et contracter certaines adhérences au cours du temps ; mais - à supposer même qu’il n’y faille voir en dernier ressort que les ramifications d’un seul tronc, ou les parties ébauchées d’un tout dont la synthèse s’achèvera un jour (si elle n’est déjà accomplie dans quelque couche subliminale encore inconnue) - en pratique du moins et en apparence ces constructions imaginatives présentent une indépendance relative et une diversité de contenu assez grandes pour qu’il convienne de les étudier séparément. Je me bornerai en cet instant à en donner une vue générale.
Deux de ces romans se rattachent à l’idée spirite des existences antérieures. Il a été révélé, en effet, qu’Hélène Smith a déjà vécu deux fois sur notre globe. Il y a cinq cents ans, elle était la fille d’un cheik arabe et devint, sous le nom de Simandini, l’épouse préférée d’un prince hindou, nommé Sivrouka Nayaka, lequel aurait régné sur le Kanara et construit en 1401 la forteresse de Tchandraguiri. Au siècle dernier, elle réapparut sous les traits de l’illustre et infortunée Marie-Antoinette. Réincarnée actuellement, pour ses péchés et son perfectionnement, dans l’humble condition d’Hélène Smith, elle retrouve en certains états somnambuliques le souvenir de ses glorieux avatars de jadis, et redevient momentanément princesse hindoue ou reine de France.
Je désignerai sous les noms de cycle hindou ou oriental et de cycle royall’ensemble des manifestations automatiques relatives à ces deux antériorités.
J’appellerai de même cycle martien le troisième roman, dans lequel Mlle Smith, grâce aux facultés médianimiques qui sont l’apanage et la consolation de sa vie présente, a pu entrer en relation avec les gens et les choses de la planète Mars et nous en dévoiler les mystères. C’est surtout dans ce somnambulisme astronomique que se sont produits les phénomènes de glossolalie, de fabrication et d’emploi d’une langue inédite, qui sont l’un des principaux objets de cette étude ; on verra cependant que des faits analogues se sont également présentés dans le cycle hindou.
Quant à la personnalité de Léopold, elle entretient des rapports fort complexes avec les créations précédentes. D’une part elle se rattache très étroitement au cycle royal, par le fait que ce nom même de Léopold n’est qu’un pseudonyme sous lequel se dérobe en réalité le célèbre Cagliostro, qui s’était, paraît-il, éperdument épris de la reine Marie-Antoinette et qui, actuellement désincarné et flottant dans les espaces, s’est constitué l’ange gardien en quelque sorte de Mlle Smith, depuis qu’après bien des recherches il a enfin retrouvé en elle l’auguste objet de sa passion malheureuse d’il y a un siècle. D’autre part, ce rôle de protecteur et de conseiller spirituel qu’il joue auprès d’Hélène lui confère une place privilégiée dans ses somnambulismes. Il est plus ou moins mêlé à la plupart d’entre eux ; il y assiste, les surveille, et peut-être les dirige jusqu’à un certain point. C’est ainsi qu’on le voit parfois, au milieu d’une scène hindoue ou martienne, manifester sa présence et dire son mot par des mouvements caractéristiques de la main. En somme - tantôt se révélant dans les coups frappés de la table, les tapotements d’un doigt, ou l’écriture automatique, tantôt s’incarnant complètement et parlant de sa voix par la bouche de M" Smith intrancée -, Léopold remplit dans les séances les fonctions multiples et variées d’esprit-guide qui donne de bons conseils relativement à la façon de traiter le médium ; de régisseur caché derrière les coulisses, surveillant le spectacle et toujours prêt à intervenir ; d’interprète bénévole disposé à fournir des explications sur les scènes muettes ou peu claires ; de censeur-moraliste dont les vertes semonces ne ménagent pas les vérités aux assistants ; de médecin compatissant prompt au diagnostic et versé dans la pharmacopée, etc. Sans parler des cas où, en tant que Cagliostro proprement dit, il se montre aux regards somnambuliques de Marie-Antoinette ressuscitée et lui donne la réplique en hallucinations auditives. Ce n’est pas tout encore, et il faudrait, pour être complet, examiner aussi les rapports personnels et privés de Mlle Smith avec son invisible protecteur. Car elle invoque et questionne souvent Léopold en son particulier, et, s’il reste parfois de longues semaines sans lui donner signe de vie, à d’autres moments il lui répond par des voix ou des visions, qui la surprennent en pleine veille, au cours de ses occupations, et il lui prodigue tour à tour les conseils matériels ou moraux, les avertissements utiles, les encouragements et les consolations dont elle a besoin. Mais tout cela dépasse le cadre de cet aperçu.
Si je me suis accusé d’avoir été peut-être pour beaucoup dans la transformation des hémisomnambulismes d’Hélène en somnambulisme total, je me crois en revanche absolument innocent de la naissance, sinon du développement ultérieur, des grandes créations subliminales dont je viens de parler. Pour ce qui est d’abord de Léopold, il est très ancien, et remonte même probablement, comme on le verra, beaucoup plus haut que l’initiation de M" Smith au spiritisme. Quant aux trois cycles, ils n’ont, il est vrai, commencé à déployer toute leur ampleur qu’après que j’eusse fait la connaissance d’Hélène, et à partir du moment où elle fut sujette à de véritables trances, comme si cette suprême forme d’automatisme était la seule pouvant permettre le plein épanouissement de productions aussi complexes, le seul contenant psychologique approprié et adéquat à un tel contenu. Mais leur première apparition est pour tous trois nettement antérieure à ma présence. Le rêve hindou, où l’on me verra jouer un rôle que je n’ai point cherché, a clairement débuté (le 16 octobre 1894) huit semaines avant mon admission aux séances de M" Smith. Le roman martien, datant de la même époque, se rattache étroitement, ainsi que je le montrerai, à une suggestion involontaire de M. Lemaître qui fit connaissance d’Hélène au printemps 1894, soit neuf mois avant moi. Le cycle royal enfin s’ébauchait déjà l’hiver précédent aux réunions tenues chez M. Cuendet dès décembre 1893. Toutefois ce n’est, je le répète, qu’à partir de 1895 qu’ont eu lieu la grande poussée et les magnifiques floraisons de cette luxuriante végétation subliminale, sous l’influence stimulante et provocatrice, quoique nullement intentionnelle ni même soupçonnée sur le moment même, des divers milieux où Mlle Smith faisait ses séances. Il faut naturellement renoncer à faire le départ des responsabilités dans cette suggestion globale, infiniment complexe, à laquelle non seulement M. Lemaître, M. Cuendet et moi-même avons évidemment coopéré chacun suivant son caractère et son tempérament, mais où sont aussi intervenus beaucoup d’autres agents, notamment les spectateurs occasionnels, très divers et au total assez nombreux, qui ont assisté à une ou plusieurs séances de Mlle Smith, ainsi que les personnes allant la consulter chez elle.
Pour ce qui est des indiscrètes révélations sur ma famille qui m’avaient tant étonné lors de ma première rencontre avec Mlle Smith, ainsi que des innombrables faits extraordinaires du même genre dont fourmille sa médiumité et auxquels elle doit son immense réputation dans les milieux spirites, ce sera assez tôt d’y revenir dans les derniers chapitres de ce travail. La question du caractère supranormal des communications obtenues par un médium, de quelque façon que vous la tranchiez, vous attirera toujours des ennuis, car on ne peut contenter tout le monde et soi-même. Il est donc d’une sage diplomatie de l’éluder jusqu’à la dernière extrémité, en même temps que d’une bonne méthode d’examiner le développement psychologique des automatismes avant de rechercher l’origine de leur contenu.
P.-S.
Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy,Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.
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